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10 octobre 2023 2 10 /10 /octobre /2023 19:13

Elle sort lentement ses jambes du grand lit et soulève le drap auquel semble accrochée la couverture. Elle s’arc-boute, le visage crispé, le dos fait souffrir, le corps endolori. Le crâne est lourd : elle a l’impression qu’il sommeille encore, comme séparé d’elle, comme enfoui dans une sorte d'ouate.

Il faut réveiller les enfants, pense-t-elle.

Dehors il fait sombre. Le soleil tarde à se libérer de la moiteur de la nuit.

Il faut réveiller les enfants, pense-t-elle en appuyant sur son ventre qui envoie lui aussi des signaux de douleur.

Elle marche à pas lents, courbée dans la pièce aux murs recouverts de motifs vieillots, et se rend dans la chambre des jumeaux. La lumière dans le couloir fait ouvrir un œil à celui qui est le plus proche de la porte.

 

« Il est l’heure mon grand », articule-t-elle difficilement. Sa voix chevrote.

« Oui, maman » dit-il puis il tourne la tête sur le côté.

Avec une rage qu’elle essaie de contenir, la mère va tirer les rideaux de la chambre des enfants. Ce sont de grands enfants. Ils ont vingt et un ans tous les deux.

 

Au loin, la chouette hulule.

 

La grande maison isolée sur une colline entourée de bois, et que les cerfs observent la nuit, demeure inébranlable.

 

Murielle veille sur la grande habitation isolée et battue par les vents - qui soufflent très fort ce jour. Elle fait les gestes indispensables. Elle fait couler de l’eau dans la grande baignoire pourvue de pattes de tigre.

Nue. L’eau révèle l’aspect de ses mains où il n’y a que la peau sur les os. Elle laisse couler l’eau sur son corps squelettique. Son corps donne l’impression qu’il pourrait se casser, comme un os se casse quand on appuie sur sa tête, sur le point de rupture. Les mains semblent translucides.

Encore une journée. Il ne faut pas tarder. La maison est vorace. Elle lui prend goutte après goutte, toutes les gouttes de sa vie. Goutte à goutte. Elle se rabougrit. Dehors le vent souffle encore.

Elle entend les jumeaux se réveiller lentement de leur nuit sans rêve. Aucune échappatoire.

Murielle s’extirpe de la baignoire aux pattes de tigre.

Il est l’heure de préparer à manger. Il faut se dépêcher. Elle enfile sa blouse de vieille dame. Avant, Murielle était une belle dame. Murielle se perd, le temps file et troue son avenir.

« Le petit-déjeuner » bêle-t-elle. Elle martèle ces mots dans le couloir, dans le salon, dans la cuisine. Pour les garçons… qui ne se lèvent pas.

 

Elle allume la lumière dans la cuisine. Et se dirige vers la cafetière. Elle prend le filtre en plastique et le secoue dans la poubelle, afin d’en faire tomber le vieux café de la veille. Elle se saisit ensuite de la verseuse et la remplit d’eau, qu’elle déverse dans le réservoir. Elle repositionne d’un mouvement las la verseuse dans la cafetière.

Puis elle ouvre la porte du réfrigérateur et prend la boîte à café. La cuillère à café pour bien doser celui-ci dans la main droite, elle dépose la poudre dans le filtre en plastique.

 

Elle sent une ombre familière la frôler.

« Bonjour maman ! » lui dit Théophile, son aîné.

« Tu prends du café ? »

« Et pourquoi penses-tu que je suis descendu si tôt ? »

Murielle cligne des yeux et lui sourit :

«  Pour prendre du café. »

«  Ben oui » et il répond à son sourire en gloussant.

Le seul moment léger et complice de la journée.

 

Théophile est attablé et dépose du beurre sur les biscottes qu’il a prises sur le buffet.

La cafetière fait son petit bruit habituel.

Théophile s’étire de tout son long, et il échappe un sourd bâillement. Murielle hoquette, elle dépose une main sur son épaule.

« Et ton frère, il ne descend pas ? »

« Je sais pas, maman. Peut-être n’a-t-il pas envie de café… ? »

« Ton frère est vraiment insensé ! »

Elle fixe son fils aîné de ses yeux grands et angoissés.

« Et si elle venait ? »

Le fils aîné se replie sur lui-même. Il évite son regard. Puis il dit d’une voix douce :

« Ne t’inquiète pas, maman. Tu sais bien qu’il s’habillerait alors en vitesse dans la chambre, et qu’elle n’aurait rien le temps de voir, la vilaine sorcière ! »

« Ne parle pas d’elle comme ça. Aie du respect pour ton aïeule ! » Le ton est sec et n’appelle aucune réponse.

Théophile déglutit difficilement mais il reste silencieux.

Sa mère s’agite, secoue les bras. Et c’est reparti ! Des gestes saccadés. « N’oublie pas que tout ce que nous avons, c’est grâce à elle ! Ton aïeule ! »

« Tout. Tout. Cette cuisine ! Ce salon, cette salle à manger, cette bibliothèque, mon bureau, votre chambre, ma chambre. Ce grenier plein de jouets d’enfants. »

Sa mère crie désormais.

« Tout ça. Tout ça est à nous. Comprends-tu que sans elle nous serions à la rue !? »

Les yeux convulsés de sa mère. Sa mère, de plus en plus agitée – ou fatiguée. C’est selon.

Théophile la regarde mais il ne comprend pas. Que se passe-t-il. Que leur arrive-t-il ? Mais lui aussi la peur le broie.

 

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