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11 février 2024 7 11 /02 /février /2024 18:32

Et, comme sa mère, il n’a pas envie de se retrouver à la rue. Non, vraiment. Plus jamais ça. La tante les a accueillis ici à condition qu’ils tiennent la maison bien propre.

Théophile soupire.

La tante peut arriver à n’importe quelle heure de la journée, elle ne téléphone pas. Elle toque à la porte d’entrée, et il faut être au garde à vous pour lui ouvrir.

Elle se laisse alors servir du bon thé que sa mère se procure dans la meilleure épicerie fine de la ville voisine. Et elle laisse ses yeux traîner : sur les meubles, sur le sol, sur les fenêtres…

Ils l’accueillent tous les trois et c’est un cérémonial bien rôdé.

Théophile ne reconnaît plus sa mère. De plus en plus anxieuse, nerveuse, agitée.

Suivi de moments d’intense fatigue pendant lesquels elle s’allonge dans sa chambre. Elle dort alors toute habillée pendant la journée… Au cas où.


 

Mais, ses fils sont malins : ils ont installés un peu partout dans la maison des sortes de pompons qui, s’ils les tirent, sonnent dans toute la maison. Ainsi ils peuvent se prévenir quand la tante toque à la porte.

Ils sortent alors de leur lit, leur fauteuil… et viennent lui ouvrir, tous les trois au garde à vous.

La tante tient à ce respect envers elle, leur logeuse.

Parfois elle vient même vérifier la chambre de sa nièce. Murielle n’oublie jamais de faire son lit.


 

Lever à huit heures chaque matin. Après ce sont les mêmes gestes : passer le chiffon sur chaque meuble. Puis les trois adultes passent l’aspirateur dans toute la grande maison.

Les yeux douloureux de Murielle rêvent après un ailleurs. Elle aimerait tant s’évanouir dans le sommeil. Elle fait des prières dont elle a honte après, des prières auprès de la Madone.

Il y a un lieu où sa tante n’a pas accès, un tout petit cagibi caché derrière sa chambre. Murielle y a installé une statue de la Madone, emplie d’eau de Lourdes.

Une bougie brûle en permanence dans cette pièce. Murielle effectue ici des prières de vaudou. Des prières de chamane. Des prières de sorcière.

Elle y pleure, et y pleure. L’étau se dé-sserre un peu, pour se resserrer après quand elle quitte le lieu.

Sûrement sa tante mourra bientôt. La maison leur appartiendra ! C’est sûr ! Ou bien non. Elle ne leur sera pas attribuée. Et il faudra véhiculer dans toute la ville pour trouver un autre lieu, une habitation où ils pourront s’échouer.

Murielle n’écrit pas ses prières de chamane dans le cagibi, elle ne les marque pas au stylo indélébile sur les murs. Elle ne laisse aucune trace de ce qu’elle demande à la Madone. Elle murmure ses prières, et les larmes suivent alors.

Mais là, ce jour-là, la peine est trop lourde. Elle fait une bise à Théophile et lui murmure : « Dis à ton frère de se lever quand il veut, mon grand. »

« Mais, … et tante Aglaé !? » s’écrie le gosse anxieux.

« Je n’ai même pas envie d’en parler mon fils. Va te doucher. Et amuse-toi mon grand. C’est tout ce que je te conseille »

« Mais , Maman ! Que t’arrive-t-il ?... »

Elle le regarde, d’un regard éteint :

- Qu’y a-t-il ? Demande-t-elle calmement.
- Nous n’avons pas le droit ! » s’écrit-il rageur.

Un nœud étreint le ventre de Murielle mais elle s’en dégage rapidement.
- Où vas-tu, maman ?

Son aîné est de plus en plus inquiet.

- Me détendre, mon fils.

Théophile ne comprend pas. Il n’a jamais compris ce mot. Cette attitude de certains. « Se détendre » quel drôle de mot ! Mais qu’est-ce donc ? Comment y parvenir ?

Son corps se crispe. Et si la vilaine sorcière arrivait sur ces entrefaites ? Ils seraient perdus.


 

Il faut qu’il aille réveiller son jumeau. Il faut lui crier à l’oreille : « Maman lâche l’affaire ! Maman nous abandonne. Elle quitte le bateau. Dans deux jours on se retrouve à la rue ! »


 

Il se rue dans la chambre.
Son jumeau n’y est plus. Le lit est défait. Le soleil brille derrière la fenêtre. Et c’est comme si un blanc ciel se faufilait jusqu’à lui, Théophile. Comme si derrière ces murs brillait une autre vie, faite de mouvements, de rires, de cris, de pleurs aussi. D’éclats de rires…

Se détendre ? Quelle drôle d’idée. Lui, il n’a connu que le garde à vous toute sa vie. À quoi ça rimerait de ne pas s’inquiéter pour sa survie.

Il entend des ronflements dans la grande chambre du fond. Sa mère dort. Peut-être a-t-elle pris des médicaments. Las ! Peu importe.

Une tristesse infinie s’abat sur lui.

Si sa mère et son frère n’y croient plus, il sera le gardien de la grande maison.

Il faut nettoyer. Ranger. Rendre propre et ne laisser aucune trace de poussière sur toutes les surfaces.

Il est inquiet, si inquiet. Il n’ose partir du giron de sa mère. Il n’ose désobéir à la règle première. Ni à la tante Aglaé.

Il n’appelle pas son jumeau.


 

Il ne veut pas réveiller sa mère. Il poussera une gueulante quand son jumeau rentrera. Celui-ci a encore dû faire le mur. On ne peut compter sur personne.

Il part en quête d’un chiffon. Vers la buanderie il en trouve un. Et s’attaque à la lampe de chevet près de son lit. Ses mains tremblent un peu. Ne pas rater le geste. Il n’est pas certain d’y arriver.

Il appuie fortement sur le pied de la lampe. Et allonge le geste. Un peu de poussière s’étale sur son chiffon. Mais les particules de poussière ne veulent toutes passer sur le chiffon. Certaines volent dans l’air et se redéposent sur la lampe. Théophile se lève et va secouer le chiffon après avoir ouvert la fenêtre de la chambre.

La poussière volète.

Des larmes poussent dans ses yeux. C’est cette poussière et cette peur, qui le saisit.

Un vertige le prend.

La lampe l’appelle. Il faut bien la regarder la fixer. Pour en enlever la moindre poussière. Fenêtre ouverte. Un oiseau pépie sur l’arbre derrière lui.

Théophile n’est pas satisfait de son geste sur la lampe.

Sa mère a lâché l’affaire.

Son jumeau est parti.

Il sent qu’il se bat contre un ennemi invisible, un géant, il est aux prises avec un géant inconnu.

Alors, méticuleusement, il enlève une à une les poussières de la lampe.

Le travail est harassant. Méticuleusement et pendant que son jumeau goûte le soleil, entend la douce musique d’une chanteuse à la voix chaude et vibrante, un casque sur les oreilles, tranquillement adossé dans l’herbe près du ruisseau, en contrebas de la maison, Théophile reste seul à veiller au grain – grain de poussière – afin que la grande machinerie – et cette grande maison, ne tombe en lambeau.

Toute la pesanteur du monde écrase son cou qui, tendu, ne lâche pas.

Il continue les geste impossibles.


 

Drinnn ! Théophile soulève les yeux, le cou, la tête. Il sursaute. C’est la tante ! C’est la sorcière ! Alors il s’agite et il court : « Maman ! Maman ! » Mais sa mère s’est endormie… ou peut-être s’est-elle échappée dans un trou de souris ?

Que faire ? Il est seul face à l’inéluctable.

Faire face à celle qui régit toute sa vie.

Il sent son ventre se nouer. Il prend une inspiration, coule son pas vers la porte d’entrée.

Il étend la main pour ouvrir. Il faut ouvrir. Il faut s’ouvrir. Sinon…


 

Le temps suspend son vol. Un frétillement sourd dans ses oreilles. Le temps est au beau fixe.

Il sent la lumière jaune pâle entrer dans ses oreilles et c’est très étrange. Malgré le ventre serré dans le pantalon trop étroit, il respire mieux soudain. Il ferme les yeux. Apaisé. C’est la vie qui soulève son cœur et qui l’emporte ailleurs, près de son jumeau, vers la rivière.

Il s’absout de cette minute intense. Lui devant la porte d’entrée et la grandiose tante Aglaé qui patiente derrière, et c’est si bon.

Ce devoir qui attend, cette obligation d’ouvrir qui se suspend. Elle toque à la porte. Puis ses chaussures aux talons carrés piétinent. Il semble qu’elle fait marche arrière.

Et c’est un miracle ! Il entend ces pas s’allonger dans l’allée puis plus loin sur la route un chien aboie. Elle doit être vers la ferme des Benoit. Elle a pris la poudre d’escampette.

Théophile pousse un soupir de soulagement. Il regarde à droite. Il sent son nez laisser entrer puis exhaler de l’air.

« Maman ! » crie-t-il.

« Maman !… On a gagné ! Maman ! Elle est partie ».


 

Son écho résonne. Il est seul. Il se regarde dans le miroir. Il a quarante ans. Et tout ce temps qui a tourné autour. Il a quarante ans, et tout se fixe dans son regard perdu et soulagé...

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