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9 mai 2020 6 09 /05 /mai /2020 16:05

Tout était bien, oui, tout était bien.

Le lendemain, je me réveillai aux aurores. Mais restai dans mon lit pour ne pas déranger les autres patients et la vie de la clinique. J’avais décidé d’aller me promener avec Alice et le professeur de sport à dix heures. Cela me revigorerait.

Le temps s’écoula lentement. Lentement mais vite. Lentement mais lent comme un sirop sirupeux. Avec douceur, avec délice. Pourquoi avec délices ? Je ne saurais le dire.

C’était tout rouge en moi. C’était tout chaud. Dans mon ventre et en mon coeur. J’avais repris des couleurs, en une nuit.

Je me sentais prête à affronter le monde de nouveau.

Le temps s’écoulait. Je restai dans mon lit.
A regarder par la fenêtre le grand sapin vert de gris. Se laisser secouer par les petites rafales de vent. Il se détachait sur l’ombre de la nuit qui finissait. Il était beau. Il était grand. Majestueux. Il n’avait pas peur de l’hiver, des intempéries. Il laissait les éléments le pétrir et je sentais quelque chose comme sa sève parcourir mes veines et mes artères, me traverser tout entière. Me parcourir, oui.

J’étais neuve, ce matin-là. Oui du sang nouveau parcourait mon corps. J’avais hâte de revoir mes amis. J’avais hâte de la vie. J’avais envie de croquer dedans à pleines dents.

Imperceptiblement je renaissais à moi.

Sept heures trente. Je sortis de la chambre. Je m’étais habillée, bien sûr. Je déambulai dans le couloir et descendis jusqu’au réfectoire. Puis je rejoignis la queue dans la file des gens qui attendaient. Oui, j’étais en bout de queue, un peu mal à l’aise au milieu des autres, des qui plaisantaient, des qui morigénaient. Je croisais des sourires, d’autres regards plus soucieux. Une femme entonna doucement une chanson de Johnny : « Diego, libre dans sa tête, derrière sa fenêtre, déjà mort peut-être ». « Quel est ce pays où frappe la nuit la loi du plus fort » ?

C’était beau et cela me fit du bien, s’il était besoin.

Tout à coup apparut Alice. Mon amie Alice. Elle vint se poster près de moi – qui avais un peu avancé dans la file – sous les regards désapprobateurs de quelques-uns (qui n’appréciaient pas qu’une personne les double). Une dame d’un âge râla. Nous n’en fîmes pas cas. Nous nous retrouvions. Nous étions heureuses. Sonia se joignit elle aussi à notre duo. La vieille derrière nous râla de plus belle. Sonia lui répondit calmement et un peu sèchement :

- Je suis avec mes amies. Vous la voulez, cette place !? Venez, prenez-la, insista-t-elle. Elle n’attend que vous.

La dame maugréa plus silencieusement, surprise par l’aplomb de Sonia.

Nous nous installâmes toutes trois autour d’une table du réfectoire. Comme une bulle nous entourait. Une bulle en nous trois. Je mangeai avec voracité.

Nous attendîmes les dix heures.

- C’est bizarre, je n’ai pas vu Jérôme, me fit remarquer Alice.

Je regardai autour de nous. Nous étions à l’entrée, vers l’accueil. Sur les sièges de l’entrée. Là où il siégeait tous les matins à dix heures.

- Non, c’est vrai. Je ne l’ai pas vu ce matin.

Je fus inquiète soudain. Un doute me prit. Un petit coup au coeur.

Alice le vit. Elle me dit :

- Non mais ne t’inquiète pas, Lara. Il doit se balader dans le parc autour de la clinique.

J’adhérai à ce qu’elle me dit. Oui. C’est ça. Il doit se balader autour de la clinique.

Le prof de sport arriva. Nous étions une dizaine réunis vers l’accueil.

- Bon, on y va, dit Boris à dix heures passées de cinq minutes.

Et le groupe s’achemina derrière lui.

La nature était belle, oui.

Nous avancions. La nature était belle, oui.

Le vert était verdoyant. L’herbe rase.

Le ciel plein d’un soleil rayonnant.

La nature était belle, oui.

Je regardai le fleuve faire ses circonvolutions, en bas de moi, sous notre promontoire, sous la colline où nous nous situions.

Nous étions sur le retour. La balade virait à sa fin, et j’avais un nœud qui se formait en mon ventre. En moi. J’étais toute étourdie de cet air frais, et vivifiant. J’avais hâte de rentrer. Oui.

J’arrivai. Je regardai. Et je ne vis rien de suspect. J’arrivai. J’étais soulagée que la balade eut lieu. Je me sentais presque mieux. Oui presque. Car l’essentiel manquait. Une peur sourde m’envahissait petit à petit.

Alice avait oublié pour Jérôme. Pas moi.

Je ne lui avais rien dit de la déclaration d’amour de Jérôme de la veille.

Peut-être l’avais-je tué, me dis-je, en refusant sa déclaration. En le refusant. Peut-être s’était-il tué, seul dans sa chambre. De désespoir. De manque d’envie. Peut-être j’avais fracassé son coeur si fragile en un « non »indifférent. Mais c’était impossible. Je ne pouvais pas aller contre mon coeur. Mon coeur me dictait sa loi, et je le suivais. Jérôme était un « inaccessible ». Une impossibilité de la nature pour moi.

Tout d’abord, il était trop fragile. Et ce « tout d’abord » suffisait à enterrer tous mes desideratas. Toutes les possibilités de « oui ».

Que ferions-nous, ensemble, sinon à divaguer dans un présent incertain, oui à divaguer ensemble perdus dans la mer de nos incertitudes, de nos insécurités, de nos angoisses – qui communiqueraient – dans un flot de mer noire et sans fond.

Oui. La détresse de Jérôme m’avait touchée. Mais nous étions sujets de la même peur de l’abandon.

Je ne pouvais me laisser me noyer, être noyée, sans me débattre. Sans refuser l’inéluctable. Non. L’amour n’était pas tout. L’équilibre psychique permettait au bateau de ne pas sombrer. J’avais besoin d’un homme sur lequel je pouvais compter. Un homme comme Fabrice. Non pas un homme comme Fabrice. Presque comme Fabrice.

Pas tordu comme lui. Pas faux comme lui.

Je n’avais pas besoin de Jérôme pour vivre.

Je courus plus que je marchais jusqu’à sa chambre. Haletante. En état d’alerte maximal.

Qu’avait-il fait ? Pourquoi ne l’avait-on pas vu à sa place habituelle du matin, à regarder les arbres au lointain, un café à la main, près de l’accueil. Je n’avais plus de raisonnement. Je ne réfléchissais plus. Je voyais les visages que je dépassais et je les ancrais dans mon présent. Cette grimace. Cet air triste. Cette mine affligée. Il était arrivé quelque chose à Jérôme, c’était certain.

J’approchais de sa chambre. J’approchais du point crucial. Une dame de service en sortait. Elle portait un drap et un drap housse qu’elle disposait dans un chariot laissé dans le couloir.

- Que se passe-t-il ? Dis-je hors d’haleine. Où est le monsieur qui était ici ?

- Ce monsieur n’est plus là, me dit la dame en me regardant à peine.

- Il lui est arrivé quelque chose ? (Mon coeur tapait dans ma poitrine. J’avais peur de ce qu’allait m’annoncer cette femme de ménage).

- Il est rentré chez lui ce matin à neuf heures.

Mes yeux restaient fixes mais n’osaient pourtant se fixer sur aucune chose, aucun objet, aucun être. Mes yeux étaient blancs. Ils devinrent blancs.

J’étais abasourdie. J’étais knocked out.

Je laissai mon bras s’échouer le long de mon corps.

Oui. Là. Jérôme m’avait abattue. D’un coup, d’un seul. Il avait porté un coup à mon esprit qui sagement suivait le fil de sa vie. Tentait de suivre le fil de sa vie, et qui ne le trouvait pas. Qui n’en trouvait pas le sens. Un but. Un pourquoi ! Une réponse à ce pourquoi.

Ainsi Jérôme était parti. Je ne le croyais pas si fort. Peut-être l’avais-je blessé, l’avais-je blessé à mort ? Je ne le croyais pas si fort. De se passer de la clinique. De mes doux bras souples et ouverts. Ouverts à lui. A ses problèmes, à ses questionnements. A son chagrin. Féroce. A son effondrement même. Qu’allait-il devenir, sans écoute, sans être réchauffé dans des bras souples et ouverts. Sans la clinique. Sans la bienveillance qui y régnait.

Je me sentis tout chose. Comme perdue un temps. Comme un papillon qui a l’habitude de l’ombre et est soudainement éclairé par une trop vive lumière. Un truc déconcertant. Une lumière trop vive. Une peur absurde. Et en même temps une soif de vivre.

J’étais comme désaxée un temps. Puis le temps s’écoula de nouveau. Et j’habitais mon corps encore. Je soupirai. Et je me dis qu’il me manquerait, Jérôme, mais pas tant que ça. Oui. Il me manquerait mais qu’il me suffirait de respirer bien tranquillement comme ça. Là. Que tout se passait entre mes lèvres et mon diaphragme. Que l’air y pénétrait et m’offrait une indépendance inaliénable. Je souris à nouveau.

J’étais en paix. Oui. Alice. Sonia. Cathy, l’infirmière que j’avais amadouée. Et la profonde et gentille Christiane. 

Tel était mon présent. Jérôme ne m’avait pas dit « au revoir ». Je lui en voulais un peu.

Une rancoeur. En moi. « Il aurait pu me prévenir » je me pris à penser. Mais il n’était plus là et je ne pouvais pas lui exprimer mon courroux.

Et puis je savais bien dans le fond que j’avais un peu tort. Que je l’avais laissé comme une vieille chaussette après qu’il m’ait ouvert son coeur. Son coeur de tendre.

Et puis, c’était vrai qu’il se sentait mieux les derniers temps. Notamment grâce à moi. Je l’avais beaucoup aidé. Beaucoup écouté. J’avais été un ancrage pour lui.

Une oreille. Qui l’avait rejeté, par souci de se préserver. De ne pas revivre un naufrage encore. Qui avait juste besoin de recroire en l’amour.

Et aussi de pleurer toute à son aise sa grand-mère.

Oui. Ma grand-mère qui me manquait tant et que je souffrais de ne plus voir, de ne plus entendre, d’avoir oublié déjà, un peu. Je revis son visage souriant. A ma grand-mère. Et je pensais que j’avais fait le bon choix.

 

Oui. J’avais fait le bon choix. En ne donnant aucune chance à Jérôme.

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commentaires

S
Je viens de lire deux textes où il est question de Jérôme. Je suis sous le charme de ton style, et de ce que tu racontes. C'est tellement comme ça, et ton écriture le fait tellement bien comprendre, sentir ! Je pense que je viendrai lire un de tes textes chaque jour.
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A
Bonjour S, je te remercie de ton mot. Je suis désolée, je viens juste de le voir. Comme cela est important de s'encourager; et de dire ce qu'on aime dans le texte d'un autre écrivain apprenti. Dans les moments de doute, se référer à ces mots si précieux, et courir après, s'en souvenir, comme c'est important... Parfois d'ailleurs, les encouragements écrits marquent plus que les encouragements vocaux. Ce blog sert à ça aussi: à me remobiliser et partager sur ce roman que je suis en train d'écrire.<br /> Malheureusement, tu as dû le remarquer, je ne poste pas un texte chaque jour mais plutôt à raison d'une fois par mois.<br /> Je n'ose m'approprier tes mots, mais pourtant je les prends, et ne vais pas abandonner mon texte en cours de route. Même si c'est dur et que j'ai l'impression (mais ça doit te le faire à toi aussi) de creuser un puits sans savoir si je vais trouver de l'eau, avec des moments de découragement très forts et un sentiment difficile à décrire. Petit partage...
Y
Quelle belle et étrange histoire ! Décidément, ton univers est vaste et mystérieux comme un océan suspendu dans une galaxie : noir et lumière, tour à tour ou ensemble... Une fois de plus, sous le charme de ton style à la fois direct et fluide, et de tes trouvailles : "Que l’air y pénétrait et m’offrait une indépendance inaliénable."... Oui, gardons l'inaliénable indépendance que nous offre l'air qui nous traverse et produit, chez certaines, cette écriture-là.
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A
Merci Y. Ton mot m'a beaucoup touchée et fait beaucoup de bien. Merci de m'aider à croire en mon écriture. Merci. Cat.